« L’identité contre la science ? La science au service de l’identité ? »
L’appropriation identitaire des savoirs représente un phénomène constitutif des sociétés humaines et s’inscrit, d’ores et déjà, dans l’horizon d’analyse des sciences sociales. Longtemps associée à des pouvoirs constitués ou à des courants politiques de divers horizons, elle a été marquée, durant les dernières décennies, par un phénomène nouveau. Au nom de la reconnaissance du droit ou de la mémoire des minorités issues de population victimes du colonialisme, s’est en effet affirmée la revendication d’un droit de regard sur les conditions de l’investigation scientifique ou sur ses résultats. Abordé notamment sous l’angle des usages du passé et du statut d’objets muséographiques dans le contexte post-colonial, cette tension entre science et identité a été particulièrement sensible dans les domaines de l’archéologie et de l’anthropologie, comme en témoigne la brève liste qui suit :
1. Il y a trente ans, aux Etats-Unis, le NAGPRA (en français : loi fédérale sur « La protection et le rapatriement des tombes des natifs américains ») consacrait, entre autres, le droit des collectifs considérées comme les descendants des individus dont les restes étaient conservés dans les musées d’exiger leur restitution. En les soumettant également à l’approbation de ces mêmes collectifs, elle durcissait également considérablement les conditions dans lesquelles les recherches archéologiques pouvaient être réalisées, provoquant ainsi les protestations d’une partie du milieu scientifique [1].
2. En Australie, où la situation des communautés Aborigènes continue de représenter un problème politique et social saillant, la reproduction de pièces de musée à des fins de publication est dorénavant soumise à leur approbation. Quant aux institutions publiques, elles manquent rarement, de même que les chercheurs qu’elles emploient, de recourir à la formule consacrée faisant état de leur respect pour les « Anciens, passés et présents ». C’est dans ce contexte – et dans celui de luttes juridiques autour des droits sur les terres – que la publication d’un récent ouvrage a entraîné un authentique phénomène de société. Ce livre, écrit par un romancier d’ascendance aborigène[2], entend remettre en cause deux siècles de consensus sur le mode de subsistance des occupants du continent à l’arrivée des Occidentaux. Après un énorme succès de librairie, le livre a intégré les programmes scolaires, tout en continuant de susciter d’âpres polémiques où les prises de positions scientifiques s’entremêlent de manière inextricable avec les agendas politiques.
3. Dans un ordre d’idées un peu différent, il convient également de mentionner ce récent projet de redéfinition de la mission des musées porté par l’ICOM [3], projet selon lequel ceux-ci « (…) sont des lieux de démocratisation inclusifs et polyphoniques, dédiés au dialogue critique sur les passés et les futurs. (…) La définition du musée doit être ancrée dans la pluralité des visions du monde et des systèmes de pensée et non dans une tradition scientifique occidentale unique ». L’opposition rencontrée par cette proposition, qui dénie à la connaissance scientifique tout statut spécifique et toute primauté sur les croyances, a conduit à l’ajournement de la décision. Elle est néanmoins significative d’une époque et des revendications qui s’y font entendre.
Ces quelques exemples, qui pourraient être multipliés à loisir, illustrent les nombreuses questions soulevées par ce mouvement faisant surgir de nouvelles interrogations portant sur la production du savoir. La reconnaissance des torts subis, en particulier par des populations colonisées, doit-elle se traduire par l’octroi de droits nouveaux à ceux qui sont identifiés comme les descendants de ces populations, portant sur les objets susceptibles d’investigation scientifique, voire sur le discours tenu à leur propos ? Les exigences de la mémoire et celles de la connaissance sont-elles antagonistes ? Comment les acteurs de la vie scientifique pensent-ils leur collaboration ? La prise en compte de ces exigences mémorielles représente-t-elle une chance ou un obstacle pour la science et la compréhension mutuelle des différentes communautés humaines ? Comment expliquer la cristallisation de cette tension dans différents contextes de production du savoir ? Quelles sont les disciplines concernées ? Quelle est la notion de vérité que sous-tendent ces débats ? Quel est aujourd’hui le statut de ce qu’on peut appeler le relativisme scientifique et qui consiste à formuler un savoir différencié en fonction du groupe auquel il est destiné ?
Telles sont les questions que le prochain numéro de Sociétés plurielles souhaite aborder.
[1] John Whittaker, “Here comes the anthros. What good is an archaeologist?” in J. G. Andelson (dir), Anthropology Matters: Essays in honor of Ralph A. Lueben, Grinnell, Iowa: Grinnell College. 1997.
[2] Bruce Pascoe, Dark Emu: Black Seeds: Agriculture or Accident?, Magabala Books, 2014.
[3] International Council Of Museums.
Les propositions d’article peuvent être envoyés avant le 10 novembre 2021 à l’adresse de la rédaction : programmesp@gmail.com