Comprendre les rapports de l’un et du multiple – c’est là une interrogation aussi ancienne qu’un défi redoutable. La réalité sociale, objet complexe par excellence, n’échappe évidemment pas à ce questionnement et le programme Sociétés plurielles voudrait être sa boîte de résonance en contestant la dimension aporétique qu’on lui prête traditionnellement.

 

Penser la « société »

 

Notre premier défi est d’ordre épistémologique. Dans un contexte post-structuraliste, où le postmodernisme et la déconstruction ont laissé durablement leur empreinte, comment peut-on encore utiliser ce vocable trop simple, trop traditionnel et trop convenu de « société » ? D’un autre côté, ne risque-t-on pas, comme il en va – nous dit-on – dans la physique contemporaine, de détruire notre objet d’étude par le simple fait de poser un regard acéré et hyper analytique sur lui ? Et le refus justifiable de toute forme d’essentialisme n’aboutit-il pas à formuler des hypothèses aussi radicales les unes que les autres, mais qui, pour novatrices qu’elles soient, conduisent à des formes d’agnosticisme qui sont comme les trous noirs de la science positive ? Notre groupe de recherche est divers, et fait usage d’un large spectre d’acceptions de la notion de « société » ; pour autant, nous nous accordons sur la pertinence et, pour ainsi dire, l’opérativité de cette dernière notion : autrement dit, sur le fait que quelque chose qui s’appelle société est bien observable et identifiable dans un espace-temps donné et n’est ni une illusion de la conscience vulgaire ni celle d’une demi-science trop naïve. Car comment penser le « multiple » sans le « un » ? Comment penser « le pluriel » – la pluralité – sans la « société » ?

 

La notion de « pluriel »

 

Un deuxième défi, toujours d’ordre épistémologique, revient à donner à la notion de « pluriel » (pluralité) un contenu conceptuel, qui aille au-delà de l’acception commune du terme et qui soit en mesure de subsumer les différentes expressions sociales du « multiple ». « Ce qu’il y a de plus difficile, c’est de voir ce qui est étalé sous nos yeux », disait le philosophe Wittgenstein. « Ce qui est étalé sous nos yeux », c’est le réel – le phénomène, ce qui apparaît – dans son évidence. Une évidence qui s’impose à tous. Qui contesterait le fait que nos sociétés ne soient « plurielles » ; qu’elles tendent chaque jour à l’être davantage en raison, notamment, des migrations ; et qu’il n’est guère de société éloignée et – diraient certains – « préservée », dont l’avenir ne sera sinon mélange et métissage, du moins complexité et pluralité ? « Ce qu’il y a de plus difficile… » Une trop grande familiarité empêche de voir… et par conséquent de penser, c’est-à-dire d’appréhender, de mesurer, et de conceptualiser. Notre projet de recherche naît de la vive conscience que son sujet risque justement d’être par trop évident, par trop actuel, par trop « sociétal ». Et que le danger de trouver confort et paresse intellectuels à analyser de façon superficielle cette diversité et pluralité n’est pas petit, surtout si on devait le faire à l’horizon d’un certain nombre d’« affects tristes » – pour parler comme Spinoza –, d’inquiétudes, de fantasmes ou, en sens contraire, d’affects positifs et messianiques. D’un côté donc : avec la crainte de perdre son identité ; de l’autre, avec l’espérance de dépasser le holisme national en vue d’un cosmopolitisme intégral.

 

Comment notre objet intellectuel est-il construit ?

 

Premièrement, nous partons d’une acception large de la notion de « pluriel », entendue comme discontinuité observable dans un espace-temps social donné. Ces discontinuités peuvent être le résultat de la mobilité humaine, ou intrinsèques à la société ; elles peuvent s’inscrire dans la synchronie ou présenter un caractère évolutif ; elles peuvent s’exprimer dans le registre des formes symboliques (religion, langue, art, etc.) ou dans le registre temporel (les multiples trajectoires d’un même phénomène historique); enfin ces discontinuités revêtent une dimension axiologique lorsqu’elles emportent l’adhésion ou deviennent un objectif à atteindre (et dans ce cas on parle de pluralisme comme valeur démocratique) ou, au contraire, lorsque le discontinu et la diversité engendrent rejet et marginalisation. Cette définition, pour ne pas épuiser le contenu de la notion de « pluriel », déploie tout autant de problématiques et d’angles de vue que le programme Sociétés plurielles entend aborder.

 

Deuxièmement, nous introduisons une dimension comparative d’ordre historique, autrement dit, nous faisons appel à l’étude des époques reculées à la fois pour elles-mêmes, en tant que survivances mémorielles engendrant des discontinuités symboliques et également parce que nous vivons et agissons selon la dynamique du passé vivant – s’il est vrai que, comme Auguste Comte l’a dit dans une formule frappante : « les morts gouvernent les vivants ». Rappelons, à titre d’exemple, la dialectique à l’œuvre dans l’étude de ce qui est contemporain et dans celle de l’Antiquité chez de nombreux sociologues dont Max Weber et Samuel Noah Eisenstadt. En se penchant sur les religions anciennes, ni l’un, ni l’autre ne nourrit un intérêt antiquaire pour les temps reculés mais ils cherchent tous deux à expliquer le changement social en général et les mécanismes à l’œuvre à leur époque en particulier. Certes, d’un point de vue méthodologique, on ne doit pas perdre de vue que les époques historiques sont des « territoires des écarts », pour reprendre une formule de Florence Dupont. Leur étude est néanmoins un instrument heuristique incontournable pour penser le contemporain.
 L’épaisseur analytique et l’épaisseur historique du « pluriel » sont les deux instruments épistémologiques qui nous aident à aller au-delà de la simple évidence.

Quels questionnements cette notion suscite-t-elle ?

De notre synergie intellectuelle quelques idées et objectifs majeurs ont surgi.
D’une part, il s’agira de renouveler les approches portant sur les effets de la circulation des hommes et des biens matériels et immatériels. Le monde contemporain se vit et se lit à travers les paradigmes de la mondialisation et de la globalisation. L’humanité a déjà fait l’expérience de tels phénomènes (la Méditerranée antique, le siècle des grandes découvertes, l’après-guerre) mais l’intensité et l’ampleur de la mobilité planétaire semble sans précédent. Se pose légitimement la question d’évaluer la portée de ce changement d’échelle. 
Quelle est l’image qui rend le mieux compte de cette réalité : celle du « village planétaire » – « small world » – ou celle d’un retour au territoire ? Doit-on opposer ces deux visions ou les articuler dans une dialectique à définir ? Comment se conçoivent, dans ce contexte, les catégories de « proche » et de « lointain » ? L’« ailleurs » existe-t-il ? Comment la catégorie de « virtuel » (Internet) intervient-elle dans la définition et la perception du « proche », du « lointain » et de l’« ailleurs » ?

Le phénomène de la reterritorialisation soulève une autre question, d’ordre anthropologique. Sommes-nous en train d’assister à la réintégration du « milieu » parmi les facteurs qui déterminent l’homme ? Autrement dit, sommes-nous en train de renoncer ou d’adapter l’adage cartésien : « j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle » ? Chercheurs occidentaux et non-occidentaux proposent aujourd’hui un nouveau cadre conceptuel pour penser la détermination de l’homme et notre programme devra aborder également cette question.

D’autre part, on reposera la question des processus de « communication » à l’intérieur des sociétés plurielles. Un nombre important de concepts anthropologiques, sociologiques ou historiques ont été forgés pour décrire et expliquer les phénomènes qui surgissent lorsque deux ou plusieurs cultures entrent en contact. Celles-ci empruntent, s’hybrident, résistent ou s’assimilent. Derrière ces résultats observables et partiellement quantifiables, ce sont des processus de production de sens qui se mettent en place et ce sont eux qui nous intéressent tout particulièrement. Comment les sociétés créent-elles du symbolique, dans quelles conditions et en appliquant quelles méthodes ? Entre « acculturation », « bricolage » et « branchements », quelle grille de lecture devrait être appliquée et à quel contexte ?

Enfin, nous nous attacherons à revisiter la problématique de l’événement et de sa prédictibilité. Si précédemment nous avons mentionné la nécessité de reconsidérer les catégories du « proche » et du « lointain », une approche innovante s’impose également dans l’évaluation des catégories d’« avant » et d’« après ». Le conflit et la résilience, la crise et la sortie de crise, la révolution et la post-révolution : ce sont autant de faits dont la modélisation obéit elle-aussi à la logique de la pluralité. Ils exigent une réflexion d’ordre tant académique que pratique qui recoupe de multiples approches. Diagnostiquer la situation de rupture, ses facteurs de risque – qu’ils soient historiques, économiques, politiques, religieux, ou environnementaux –, élaborer des stratégies de dépassement et de retour au temps ordinaire, évaluer les conséquences de l’évènement sur le plan de l’individu ou du groupe.

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